L’école vint a propos.
Elle prit l’avenir en main.
Lire, écrire, compter…
Au début, il y mit un réel enthousiasme.
Que tous ces bâtons, ces boucles, ces ronds et ces
petits ponts assemblés fissent des lettres,
C’était beau !
Et ces lettres ensemble, des syllabes, et ces syllabes, bout
à bout, des mots, il n’en revenait pas.
Et que certains de ces mots lui fussent si familiers,
c’était magique !
maman, par exemple,
trois petits ponts, un rond, une boucle, trois autres petits ponts,
un deuxième rond, une autre boucle, deux autres petits ponts.
Résultat :
maman
Comment se remettre de cet émerveillement ?
Il faut essayer d’imaginer la chose.
Il s’est levé tôt,
s’est dirigé vers l’école tout enveloppé encore de la chaleur de son lit,
un arrière-goût de chocolat dans la bouche,
serrant bien fort cette main au-dessus de sa tête,
marchant vite vite, deux pas quand maman n’en fait qu’un,
son cartable brinquebalant sur son dos,
et c’est la porte de l’école, le baiser hâtif, la cour de ciment et
ses marronniers noirs, les premiers décibels…
il s’est rencogné sous le préau ou est entré aussitôt dans la danse, c’est selon…
Puis, ils se sont tous retrouvés assis derrière les
tables lilliputiennes,
immobilité et silence, tous les mouvements du corps contraints à
domestiquer le seul déplacement de la plume
dans ce corridor à plafond bas : la ligne !
Langue tirée, doigts gourds et poignet soudé...
petits ponts, bâtonnets, boucles, ronds et petits ponts…
il est à cent lieues de maman,
à présent,
plongé dans cette solitude
étrange qu’on appelle l’effort,
entouré de toutes ces autres
solitudes à langues tirées…
et voici
ettres
l’assemblage des premières
pas commode
avec cette barre transversale,
mais du gâteau comparé à la double révolution du
et à l’incroyable embrouillamini d’où émerge la boucle du
lignes
de
« a »…
lignes
de
« m »…
lignes
de
« t »…
toutes difficultés,
pourtant,
vaincues pas à pas…
au point qu’aimantées les unes par les autres,
les lettres finissent par s’agréger
d’elles-mêmes en syllabes
et que les syllabes à leur tour …
lignes
de
« ma »…
lignes
de
« pa »…
Bref,
un beau matin,
ou un après-midi,
il assiste à l’éclosion silencieuse du mot
sur la feuille blanche, là, devant lui
Il l’avait déjà vu, au tableau, bien sûr, reconnu plusieurs,
mais là,
sous ces yeux, écrit de ses propres doigts…
D’une voix d’abord incertaine,
il ânonne les deux syllabes, séparément :
« Ma-man »
Et tout à coup :
m a m a n !
Ce cri de joie célèbre l’aboutissement du plus gigantesque voyage intellectuel
qui puisse se concevoir, une sorte de premier pas sur la lune,
le passage de l’arbitraire graphique le plus total
à la signification la plus chargée d’émotion !
Des petits ponts, des boucles, des ronds… et …
maman !
C’est écrit là, devant ses yeux, mais c’est en lui que cela éclôt !
Ce n’est pas une combinaison de syllabes, ce n’est pas un mot,
ce n’est pas un concept, ce n’est pas une maman,
c’est sa maman à lui !
Une transmutation magique infiniment plus parlante que la plus fidèle des photographies,
rien que des petits ronds, pourtant, des petits ponts…
mais qui ont soudain – et à jamais !
cessez d’être eux même, de n’être rien,
pour devenir
ce giron, cette infinité de détail, ce tout, si intimement absolu,
et si absolument étranger à ce qui est tracé là, sur les rails de la page,
entre les quatre murs de la classe…
cette présence, cette voix, ce parfum, cette main,
La pierre philosophale.
Ni plus, ni moins.
Il vient de découvrir la pierre philosophale.